• L'ART DE JOUER (SUR)...3

     

    Sans doute s’empresse-t-il d’alerter la responsable de l’étage. Il n’est pas sorti depuis cinq minutes que la voici - du moins supposez-vous que c’est elle. Sans se nommer ni manifester la moindre velléité de présenter des excuses, elle s’installe comme chez elle dans le fauteuil. Vous prenez les devants : « On ne m’a informé d’aucun changement. » Loin de répondre, elle vous débite l’argumentaire qu’elle croit sans doute propre à briser votre refus. « C’est pour votre bien.  (Comment donc un mensonge y contribuerait-il ?) Vous devez avoir l’aval du médecin pour quitter la clinique. (Même réponse qu’au kiné.) Sans quoi, vous devrez signer une décharge. - Je sais. » Quelques secondes de réflexion, puis vous ajoutez, presque à mi-voix : « Je l’ai déjà fait. »  (Oui, vingt ans plus tôt.) Qu’elle ait ou non entendu, elle conclut : « Vous ne voulez pas discuter ? - Non. » Elle se lève et sort. Discuter ? De quoi ? S’imaginerait-elle qu’un futur opéré ait des réserves d’énergie inépuisables et puisse se permettre d’en gaspiller en controverses sans issue ?

     

    Vous remballez le peu que vous avez sorti de votre bagage. Docile aux consignes reçues, vous avez apporté le nécessaire pour une nuit, en cas de complication imprévisible. Mais, étant donné le mépris avec lequel on vous traite, il est désormais exclu que vous donniez le moindre signe de bonne volonté. En guise de représailles mesquines, vous n’utiliserez, pour de rapides ablutions, que l’eau et le papier  du cabinet de toilette attenant. Vous tirez vers la fenêtre le fauteuil des visiteurs, vous vous y carrez, vous posez vos pieds sur le lit d’appoint plié, qu’une housse de plastique blanc transforme en fantôme, et vous tournez les pages du livre commencé dans la salle d’attente. Pendant que vos yeux effleurent les lignes, votre cerveau se cramponne à ses prévisions horaires : si l’annonce de l’infirmière est exacte, elles tiennent toujours.

     Deux heures s’écoulent ainsi, sans que personne se manifeste. À quinze heures, pas de brancardier en vue. Cette fois, oui, la panique menace. Vos calculs sont caducs. Il faut assurer vos arrières. Par téléphone, vous dénichez un taxi qui consentirait à venir vous chercher même à une heure très tardive. Et comme personne n’a parlé de mettre le chirurgien au courant de votre position, vous appelez sa secrétaire. Elle ne savait pas. C’est vous qui lui apprenez la duplicité de la clinique qui vous a fait entre comme ambulatoire tout en prévoyant de vous garder pour la nuit. Il faut saluer sa droiture : « C’est anormal», reconnaît-elle. Vous ajoutez - avec une rage mal contenue - que vous avez failli lui demander un report de l’intervention, que vous restez parce que vous préférez en finir, mais que vous sortirez le soir même, avec ou sans papiers. Elle promet : « J’en parle au chirurgien tout de suite.»

    Elle le fera probablement. Mais de ce qui se dit en coulisse,  vous ne savez rien et vous n’avez plus le temps d’y penser : avec une bonne demi-heure de retard, le brancardier se présente… et s’offusque : « Vous ne vous êtes pas préparé ? - Personne ne m’a rien dit. » La fois précédente, l’infirmière était venue vous signaler qu’il était temps d’endosser la tenue adéquate. On vous accorde cinq minutes. À peine êtes-vous à l’œuvre que surgit, telle une furie, la jeunette qui braille : « Je vous l’avais dit ! » Vous la cueillez au vol, sans pitié, sans scrupule: « Quel âge avez-vous ? » Elle bat en retraite en marmonnant quelque chose sur votre « arrogance ».

    Les heures qui suivent, vous les vivez dédoublé : corps abandonné, esprit aux aguets.


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