• Feuilleton

     

    CHIRURGIE AMBULATOIRE

    PETITS ARRANGEMENTS SUR LE DOS DES CLIENTS ET DE LA SÉCU

    OU

    L’ART DE JOUER (SUR)  LES PROLONGATIONS

     

    Ce n’est certainement pas l’escroquerie du siècle ; c’est, familièrement parlant, de la gratte à la petite semaine dans les failles des injonctions, recommandations, préconisations de la Haute Autorité de Santé et autres organismes de tutelle. Mais même s’il ne s’agit que de gouttes  éparses dans le flot des dépenses consacrées à notre santé, le moindre bénéfice n’est-il pas bon à prendre pour des directeurs de cliniques à but lucratif qui déplorent de manquer de dividendes à remettre à leurs actionnaires ? D’où tous ces à-côté volontiers grappillés : passages inutiles d’auxiliaires paramédicaux, stationnements payants, prescriptions de médicaments inutilisés, rétention de clichés radiologiques, compléments d’honoraires… et déguisement de nuits d’hospitalisation en prolongations d’ambulatoire.

     

     

     

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    L’ART DE JOUER (SUR) LES PROLONGATIONS

     

    Vous souhaitez qu’une opération relativement bénigne restaure votre intégrité physique. Vous consultez donc le chirurgien qui vous a antérieurement consacré des soins. Il n’élève pas d’objection.

    Vous le prévenez que vous avez besoin de connaître d’abord en détail le parcours qui vous attend. Vous demandez s’il faudra de nouveau vous prêter à un test de dépistage du coronavirus. On vous répond, non sans un agacement perceptible, qu’on n’en sait rien. Vous demandez si vous devrez séjourner une nuit en clinique. On vous répond que non, que l’intervention se fait en ambulatoire : « Vous entrez le matin, vous sortez le soir. » Vous vous en réjouissez. Vous demandez quelle est l’anesthésie prévue. « Anesthésie générale », vous dit-on, tout en cerclant l’option sur la fiche qu’on prépare. Comme vous vous êtes renseigné et savez qu’une autre option est possible - ce qu’on appelle une « anesthésie loco-régionale » -, vous la demandez. On tente une diversion : « Vous verrez avec l’anesthésiste ». « Non », dites-vous nettement, « je ne veux pas d’anesthésie générale. » On barre l’option déjà cerclée, on inscrit celle que vous souhaitez, et on vous fait constater que c’est écrit. Vous demandez dans quel délai vous pourrez reprendre toutes vos activités quotidiennes. On vous répond avec précision. On vous explique la technique opératoire, en faisant valoir qu’elle est exempte de grosses difficultés. On précise que vous devrez payer un « complément d’honoraires » parce qu’en l’absence d’urgence (et même de nécessité dans ce cas particulier) la Sécu réduit ses remboursements. Le montant de ce complément vous étonne un peu,  mais vous donnez votre accord. On conclut : « Pour la date, voyez avec ma secrétaire. »

     

    Vous voyez avec la secrétaire.

    Attentionnée ou prudente, elle commence par s’assurer qu’on n’a pas oublié de vous annoncer le complément d’honoraires. Elle vous indique la date disponible la plus proche et la suivante, nettement plus éloignée. Vous dites que vous avez besoin de réfléchir, d’en parler avec votre entourage, que vous téléphonerez. Elle signale que, de toute manière, un changement reste possible. Elle vous demande de compléter et de signer votre fiche, dont elle glisse un exemplaire dans une jolie  chemise de bristol glacé, déjà bien garnie de documents , que vous êtes invité à consulter avec attention.

    De retour chez vous, vous en inventoriez le contenu : deux dossiers d’inscription l’un en ambulatoire, l’autre en hospitalisation - pourquoi ? Logique, vous éliminez le second. Suivent une « notice d’information » tapée bien serré pour que vous n’ignoriez aucun des risques que vous allez courir, et « un consentement éclairé » dont la formulation, qui vous remet pieds et poings liés entre les mains du  médecin, vous paraît mériter quelques amendements. Vous vous souvenez que, lors de l’opération précédente, la clinique avait gardé la fiche du chirurgien et que, souhaitant la relire, vous aviez dû en quémander un double : vous prévoyez de faire des copies de tout.

    Quelques jours après, vous rappelez la secrétaire. Vous vous accordez sur une date. Elle promet de vous envoyer par courriel les dernières consignes et les ordonnances. Il ne vous reste qu’à prendre rendez-vous avec un anesthésiste. Votre première tentative est vaine : le secrétariat ne dispose pas encore du « planning » pour le mois suivant. Vous rappelez deux semaines plus tard. La standardiste est curieuse, voire narquoise : « Qui doit vous opérer ? Monsieur Hippocrate ? Et que doit-il vous faire, monsieur Hippocrate ? » Votre réponse semble la persuader qu’il ne s’agit pas d’une futilité. Elle vous fixe un rendez-vous, huit jours avant l’intervention. Vous décidez de déposer le dossier d’inscription en même temps.

    Vous entreprenez de le remplir, non sans y insérer vos restrictions : un box individuel, une information immédiate avant tout changement éventuel. Vous scannez l’ensemble, vous imprimez quelques copies… à l’usage de la clinique, et vous rangez les originaux dans vos archives.

     

    Vous avez beau avoir rendez-vous au début de l’après-midi, la salle d’attente des anesthésistes est presque pleine à votre arrivée. Vous avez déjà rencontré une fois celui qui vous reçoit, mais il ne paraît pas s’en souvenir. Vous posez devant lui la fiche du chirurgien et la feuille d’instructions reçue par courriel (plutôt évasive : intervention « dans l’après-midi », anesthésie loco-régionale « préférée par patient »…). Il interroge, il tape sur son clavier, il interroge, il retape. Il imprime une série de  documents qu’il vous tend. Dernière question : « Pourquoi avez-vous peur de l’anesthésie générale ? » Réponse (toujours votre logique) : « Je n’ai pas peur, mais je ne vois pas l’intérêt de faire une anesthésie générale pour compléter ce qu’on a pu faire sous loco-régionale. » Il ne commente pas. Cet « intérêt », vous le comprendrez plus tard.

     

    Vous allez déposer votre dossier d’inscription à l’accueil. Il faut tirer un numéro, attendre qu’un écran l’affiche, avant de pousser la porte d’une des cabines vitrées où des hôtesses s’activent… avec modération. Celle qui vous reçoit s’épanouit étrangement en parcourant les papiers que vous avez déposés sur son bureau. Elle se relève presque aussitôt. « C’est tout ? dites-vous. - C’est complet. Vous avez même fait les  copies des cartes (d’identité, de sécurité sociale, de mutuelle). » Mais est-ce bien cette prévenance qui la réjouit à ce point ? Elle ajoute : « Quand vous entrerez, ce n’est pas la peine de suivre tout le circuit ; adressez-vous directement à l’hôtesse de l’accueil. » Vous devriez vous étonner, mais qui n’admet avec plaisir une simplification des formalités ?

     

    L’avant-veille de l’opération, l’assistante du chirurgien laisse un message sur votre téléphone : « Serez-vous accompagné ? Répondez par texto. » Vous obtempérez, ajoutant un remerciement succinct - que vous regretterez dans quelque temps.

     

     ***

    Vous avez exécuté toutes les consignes transmises, comme promis, par la secrétaire. Vous vous présentez à l’heure dite, à l’endroit prescrit. À l’accueil, elles sont deux ; elles vous font signer un document précisant que vous entrez en chirurgie ambulatoire et que votre sortie aura lieu le soir même à dix-huit heures. « Peut-être y aura-t-il un peu de retard », dites-vous, avec indulgence, connaissant les mœurs de ces sortes d’endroits. « Ça se pourrait », ricane mezzo voce l’une des deux, mais vous y prêtez à peine attention ; la pleine portée de son ironie, vous ne la comprendrez que trop, d’ici peu.

    Vous êtes invité à vous rendre au deuxième étage, une secrétaire vous y enregistrera. Vous ignorez la disposition de la clinique, on n’en trouve de plan nulle part, ni dans le hall ni sur la Toile. Puisqu’on vous a dit de monter, vous montez. Dans son étroit bureau, à mi-parcours du couloir de l’étage, la secrétaire n’a personne en face d’elle ; néanmoins elle vous intime l’ordre d’attendre dans la salle contiguë, d’où elle vous rappelle au bout de quelques instants. Méthodiquement, elle vous réclame les documents que vous avez été prié de rapporter ; vos additions manuscrites n’ont pas l’air de l’intéresser : les remarque-t-elle seulement ? L’appétit de son ordinateur satisfait, elle vous renvoie dans la salle d’attente où, en l’espace de deux heures, vous ne verrez passer qu’une autre personne. Vers midi, la secrétaire plie bagage ; à une infirmière qui s’en va dans la même direction, vous l’entendez demander pourquoi on a envoyé à cet étage quelqu’un qui entre comme ambulatoire ; les deux femmes sont déjà trop loin pour que vous perceviez la réponse. S’agissait-il de vous ? La question vous effleure l’esprit, mais peu vous importe où on vous loge.

     

     


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    Peut-être devriez-vous vous étonner lorsque, un quart d’heure après, une infirmière toute jeune - une débutante ?- vous conduit non dans un box mais dans une chambre. Mais pourquoi le fait que la clinique vous case où ça l’arrange rendrait-il caducs et la parole du chirurgien et le bulletin qu’on vous a fait signer à l’entrée ? Toutes ces réflexions ne vous viendront qu’après coup (et Dieu sait si le mot est juste !). Pour l’instant vous vous abandonnez avec confiance au cours des choses. La petite infirmière déclare qu’elle ignore l’heure de votre opération, vérifie que vous avez respecté les consignes, prépare votre peau au bistouri ; elle semble tenir à vous expliquer le fonctionnement de la télécommande du lit et, de peur de déranger son schéma opérationnel, vous ne la contrariez pas, quoique vous jugiez sa démonstration doublement inutile : vous savez manipuler ce genre d’engin rudimentaire et,  pour un après-midi, quel besoin pourriez-vous en avoir ?…À peine partie, la revoici, qui passe la tête dans l’entrebâillements de la porte pour lancer : « Le brancardier viendra vous prendre entre quatorze heures trente et quinze heures. » Vous calculez : donc, intervention vers seize heures, qui doit durer une demi-heure, sortie possible vers dix-neuf ou vingt heures. Vous calculez ensuite: encore deux heures à attendre le brancardier, au bas mot ; inutile de se presser pour enfiler la tenue de bloc opératoire posée sur la table.

    À peine avez-vous rangé veste et chaussures, l’une sur le dos de la chaise, les autres dessous, à peine commencez-vous à vous demander ce qu’il pourrait être utile de sortir de votre sac (une serviette, quelques affaires de toilette peut-être, pour vous rafraîchir avant de rentrer chez vous), à peine déposez-vous sur le lit votre dossier de paperasses, qu’on frappe à la porte de la chambre. C’est un jeune homme qui entre ; il se perche sans façon sur le bras du fauteuil destiné aux visiteurs ; il est, dit-il,  kiné et vient vous « donner ses directives » ; vu votre différence d’âge, le terme vous fait tiquer, mais bien moins que ce qui suit : « Je passerai les compléter demain matin », enchaîne le freluquet. Vous objectez logiquement : « Demain, je ne suis pas là, je suis en ambulatoire. - Non ! » Il vous jette le mot avec tant de dureté, tant de mépris que, s’il vous balançait son poing dans la figure, vous aspergeait de vitriol, vous cinglait d’un knout, l’effet serait le même. Vous voilà suffoqué, sidéré, révulsé - et projeté vingt ans en arrière, lorsque cette même clinique où vous êtes vous avait joué ce que vous aimeriez appeler un tour de cochon : négliger de vous informer des dispositions prises à votre sujet. Est-il possible, est-il pensable qu’elle ait récidivé ? Non, certes, ce n’est pas la panique qui vous envahit. C’est une résolution inflexible : on ne disposera pas de vous comme on déplace un pion !

    Tant pis pour le jeune coq. Avec un peu plus de tact et de délicatesse, il aurait sans doute essuyé moins d’éclats de votre colère. Mais lorsque, du dossier posé sur le lit, vous extrayez la fiche du chirurgien pour la lui mettre sous les yeux, c’est tout juste s’il y jette un  regard distrait. Il vous assène : « On va bien voir qui a  raison ! ». Et il empoigne son téléphone. Le prénom qu’il prononce, vous le connaissez : il parle à l’assistante du chirurgien, béate d’admiration devant son patron parce qu’il est « très organisé » (Par la suite, quand vous aurez admis qu’il a menti, vous penserez méchamment qu’il sait surtout s’organiser selon son intérêt.)  Ce qui vous étonne, c’est que le freluquet ne vous nomme pas ; il se borne à dire qu’un patient affirme devoir sortir le soir même - ce qui implique que vous êtes plusieurs dans la même situation. Qu’il vous lance presque aussitôt : « J’ai raison ! », vous vous y attendiez ; votre réplique est prête : « On m’a dit ambulatoire, je partirai ce soir. » Il vous tend le téléphone : « Tenez, si vous ne me croyez pas ! » L’assistante n’a que de piètres arguments à vous opposer : l’après-midi est très chargé (mais à qui la faute ?), elle a beaucoup de travail au bloc (comme si un message d’information demandait tellement de temps !)… Quand vous raccrochez, c’est le jeune homme qui fait les frais de votre indignation, tout injuste que cela lui paraisse, mais ne représente-t-il pas à cet instant la clinique et ne la défend-il pas ? Il croit vous intimider en rappelant que vous ne pouvez sortir sans l’aval du médecin, il s’imagine vous troubler en soulignant qu’il y a d’autres chirurgiens ailleurs, capables des mêmes prouesses, auxquels vous auriez pu faire appel puisque vous avez si mauvaise opinion de la clinique. Vous lui clouez le bec sans peine : « Les papiers ? Ce n’est pas un problème ; je viendrai les chercher demain, j’habite assez près…. Ailleurs ?  C’est ici qu’on m’a soigné. » De guerre las, il demande plus humblement si vous voulez entendre ce qu’il était venu dire. Son rabâchage de conseils dix fois lus et entendus touchant les lendemains de l’opération, pourquoi l’écoutez-vous ? Pour ne pas le priver de son rôle, comme tantôt l’infirmière ?  De crainte qu’un infime oubli de précaution n’altère l’avantage physique de l’intervention, alors qu’on vient de vous ôter tout son bénéfice mental ? Mais que votre patience temporaire n’engendre pas d’illusions ! Dès qu’il fait mine de se retirer, vous redites votre décision : « Ce n’est pas la peine de revenir demain, je n’y serai pas. »

     


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    Sans doute s’empresse-t-il d’alerter la responsable de l’étage. Il n’est pas sorti depuis cinq minutes que la voici - du moins supposez-vous que c’est elle. Sans se nommer ni manifester la moindre velléité de présenter des excuses, elle s’installe comme chez elle dans le fauteuil. Vous prenez les devants : « On ne m’a informé d’aucun changement. » Loin de répondre, elle vous débite l’argumentaire qu’elle croit sans doute propre à briser votre refus. « C’est pour votre bien.  (Comment donc un mensonge y contribuerait-il ?) Vous devez avoir l’aval du médecin pour quitter la clinique. (Même réponse qu’au kiné.) Sans quoi, vous devrez signer une décharge. - Je sais. » Quelques secondes de réflexion, puis vous ajoutez, presque à mi-voix : « Je l’ai déjà fait. »  (Oui, vingt ans plus tôt.) Qu’elle ait ou non entendu, elle conclut : « Vous ne voulez pas discuter ? - Non. » Elle se lève et sort. Discuter ? De quoi ? S’imaginerait-elle qu’un futur opéré ait des réserves d’énergie inépuisables et puisse se permettre d’en gaspiller en controverses sans issue ?

     

    Vous remballez le peu que vous avez sorti de votre bagage. Docile aux consignes reçues, vous avez apporté le nécessaire pour une nuit, en cas de complication imprévisible. Mais, étant donné le mépris avec lequel on vous traite, il est désormais exclu que vous donniez le moindre signe de bonne volonté. En guise de représailles mesquines, vous n’utiliserez, pour de rapides ablutions, que l’eau et le papier  du cabinet de toilette attenant. Vous tirez vers la fenêtre le fauteuil des visiteurs, vous vous y carrez, vous posez vos pieds sur le lit d’appoint plié, qu’une housse de plastique blanc transforme en fantôme, et vous tournez les pages du livre commencé dans la salle d’attente. Pendant que vos yeux effleurent les lignes, votre cerveau se cramponne à ses prévisions horaires : si l’annonce de l’infirmière est exacte, elles tiennent toujours.

     Deux heures s’écoulent ainsi, sans que personne se manifeste. À quinze heures, pas de brancardier en vue. Cette fois, oui, la panique menace. Vos calculs sont caducs. Il faut assurer vos arrières. Par téléphone, vous dénichez un taxi qui consentirait à venir vous chercher même à une heure très tardive. Et comme personne n’a parlé de mettre le chirurgien au courant de votre position, vous appelez sa secrétaire. Elle ne savait pas. C’est vous qui lui apprenez la duplicité de la clinique qui vous a fait entre comme ambulatoire tout en prévoyant de vous garder pour la nuit. Il faut saluer sa droiture : « C’est anormal», reconnaît-elle. Vous ajoutez - avec une rage mal contenue - que vous avez failli lui demander un report de l’intervention, que vous restez parce que vous préférez en finir, mais que vous sortirez le soir même, avec ou sans papiers. Elle promet : « J’en parle au chirurgien tout de suite.»

    Elle le fera probablement. Mais de ce qui se dit en coulisse,  vous ne savez rien et vous n’avez plus le temps d’y penser : avec une bonne demi-heure de retard, le brancardier se présente… et s’offusque : « Vous ne vous êtes pas préparé ? - Personne ne m’a rien dit. » La fois précédente, l’infirmière était venue vous signaler qu’il était temps d’endosser la tenue adéquate. On vous accorde cinq minutes. À peine êtes-vous à l’œuvre que surgit, telle une furie, la jeunette qui braille : « Je vous l’avais dit ! » Vous la cueillez au vol, sans pitié, sans scrupule: « Quel âge avez-vous ? » Elle bat en retraite en marmonnant quelque chose sur votre « arrogance ».

    Les heures qui suivent, vous les vivez dédoublé : corps abandonné, esprit aux aguets.


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  • Le brancardier a droit à quelques éclaircissements. Vous lui expliquez à grands traits comment la clinique s’est jouée de vous (l’idée que le chirurgien ait pu mentir ne vous a pas encore saisi). « C’est tous les jours comme ça », admet-il avec résignation tandis qu’il vous véhicule d’ascenseur en couloirs. Il vous gare sous une pendule. « On va s’occuper de vous ».

    On va s’occuper de vous ? Mais une heure passe, et c’est à peine si deux ou trois personnes, en quête de vous ne savez quel accessoire,  se faufilent dans la salle où vous vous morfondez,  vous effleurant d’un regard même pas curieux. Vous vous contraignez à rester calmement tapi au fond de vous, presque sans penser.

    Cinq heures moins le quart : miracle ! l’homme en blanc se dresse à côté de votre lit roulant. Il croit utile de se présenter, mais vous l’avez reconnu. Vous l’interpellez : « Votre secrétaire vous a dit ? » Sa réponse ambiguë - « Oui, on m’a prévenu » - ne vous plaît guère, mais vous n’êtes pas en état d’ergoter sur les détails, d’autant qu’il entreprend aussitôt de vous amadouer :  « Je comprends, vous êtes de ceux qui n’aiment  pas rester trop longtemps en clinique… » Vous coupez sa tirade : « Ce n’est pas le problème ; le problème c’est qu’on ne m’a pas informé. » Il perd un peu de sa superbe, s’embrouille dans ses sophismes : « C’est pour votre bien…. Aux États-Unis l’ambulatoire… Et si vous alliez faire une chute… » Quand il comprend que ses arguties glissent sur vous sans entamer votre décision, il tire de sa poche une enveloppe : « Ce sera comme vous voudrez. J’ai apporté vos papiers de sortie. On peut reporter l’intervention (c’est la preuve, penserez-vous, que la secrétaire est bien intervenue : vous n’avez mentionné cette hypothèse qu’à elle). Je peux vous opérer, et vous pouvez sortir ce soir, ou rester pour la nuit. » Vous tranchez : « Vous faites l’opération et je pars. » Il glisse les papiers dans le dossier posé sur vos pieds, en s’excusant piteusement : « Vous n’aurez pas la belle enveloppe… » (Habituellement, vous le savez, il fait remettre une pochette qui mentionne le rendez-vous de contrôle.) Vous avez envie de répondre méchamment que vous en moquez, mais vous dites seulement : « Aucune importance. » Sur quoi, il s’éclipse en marmonnant qu’il doit tout de même opérer « cette dame ».

     

     


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    Un quart d’heure après, voici l’anesthésiste, aussi amène qu’un « volontaire » désigné pour une corvée.

    L’infirmière de l’étage n’ayant pas daigné se manifester avant votre descente vers les blocs, vous n’avez ni bracelet d’identification ni cathéter ; si votre dossier est posé sur vos pieds, sans doute le devez-vous au brancardier. L’anesthésiste vous demande donc de quel côté vous voulez le cathéter : de cela aussi, vous vous moquez in petto ; vous lui dites de le poser du côté où il se trouve - à gauche, par conséquent. Il règle trop fort le débit du goutte à goutte (vous demanderez un peu plus tard à l’infirmière du bloc de le ralentir) et il répond assez malgracieusement à votre demande d’explication sur la fiche d’anesthésie (que vous avez tirée du dossier et consultée dans l’heure précédente, pour passer le temps.) Il pose aussi le brassard du tensiomètre, et s’agace parce que votre bras replié entrave son fonctionnement (par la suite, l’assistante du chirurgien, que vous aurez envie de rembarrer vertement, l’étendra avec brusquerie sur une gouttière). Après quoi il disparaît.

    Survient une infirmière, souriante, elle, qui se déclare chargée de prendre soin de vous au bloc. Elle vous glisse même que vous avez bien raison de vouloir être opéré en ambulatoire ; vous pensez que ce n’est pas vous qui « voulez », que c’est ce qui vous avait été annoncé ; mais vous ne vous sentez pas en état d’engager une conversation, vous n’avez pas d’énergie à gaspiller, elle est toute accaparée par le souci de tenir bon.

    L’infirmière tournicote, revient dire qu’elle ne veut pas vous installer trop tôt dans le bloc, où il fait froid, puis qu’elle a enfin le feu vert du docteur Hippocrate. On roule votre lit, on vous demande de vous glisser sur la table. L’assistante se présente, par son prénom, comme elles font toutes. Vous lui répondez d’un « Bonsoir » aussi glacial que l’atmosphère du bloc. Un souvenir teinté d’amertume vous effleure : lors de votre première opération, l’infirmière de l’étage avait ajouté une couverture sur votre lit en prévision, disait-elle, du froid qui vous attendait en bas.  Cette fois, on s’efforce de vous donner un peu de chaleur avec un séchoir soufflant, qu’on vous demande de tenir vous-même, parce qu’on a besoin de ses mains pour tendre l’écran destiné à vous isoler du charcutage imminent. On vous propose un casque et de la musique, que vous refusez sans explication, tout en pensant qu’on s’emploie vraiment trop à vous distraire du principal.


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    L’anesthésiste revient enfin, accompagné d’une infirmière dont le prénom, qu’elle vous décline aussitôt, vous donne à penser que sa mère a dû se pâmer devant un feuilleton en vogue trois décennies auparavant ; vous le lui diriez  si ce qui vous reste de force et d’attention n’était pas requis ailleurs - et par plus prenant qu’un bavardage de courtoisie. La tactique du petit anesthésiste ne vous plaît guère ; son confrère, pour l’intervention précédente, avait fait preuve d’une plus juste appréciation de votre confort ; quand l’infirmière du bloc - l’aimable - vous invite à reconnaître la qualité de son travail (« Quand c’est bien,  on peut le dire aussi »),  vous vous bornez à un acquiescement mou. Certes, vous vous rendez compte qu’elle s’évertue à détendre l’atmosphère, mais toute propension à contenter quiconque vous a quitté depuis l’algarade avec le blanc bec. Vous ne verrez plus l’anesthésiste que pour une brève parenthèse, lorsqu’il viendra ajouter à la perfusion « quelque chose pour votre tension » (« Qu’est-ce qu’elle a, ma tension ? - Elle est un peu basse, ça arrive. » En réalité, elle a franchement plongé, vous le lirez quelques mois après dans votre dossier médical, mais il est exact que l’incident est banal.)

    Comme vous vous plaignez toujours du froid (une partie de votre corps ressemble à un bloc de glace), l’assistante, apparemment agacée par le séchoir, décrète sans s’adresser à vous : « On va mettre une couverture chauffante. » Aidée de l’infirmière, elle entreprend de déplier une espèce d’assemblage de boudins gonflés d’air, dont, sous l’effet de l’énervement peut-être, son ongle crève l’un (plus tard, vous vous demanderez si elle n’a pas essuyé une explication dépourvue d’aménité avec le chirurgien).  Il faut déployer un second engin, qui, effectivement, finit par diffuser sur vous une tiédeur bienvenue. De l’extérieur, vous n’êtes sans doute que calme et patience. En vérité, retranché au centre de vous-même, vous vous faites l’effet d’une sorte d’agrégat racorni et durci, jeté au fond d’un étang. Ce qui se passe à la surface, vous le percevez, mais sans en éprouver d’émotion, bien que vous sentiez poindre la contrariété de l’infirmière à mesure que le temps s’étire.

    L’homme de l’art fait enfin son entrée. Peut-être vous salue-t-il. Peut-être estime-t-il suffisantes les civilités de tantôt. Vous vous souviendrez seulement que, vite escamoté derrière l’écran, il réclame un léger réglage de son tabouret et l’affichage de votre dossier sur le téléviseur dont votre regard privé de ses lunettes reconnaît tout juste la présence floue dans un angle du plafond bas. Au bout de quelques instants, Hippocrate annonce, à votre intention sans doute : « J’ai commencé. » Vous le rassurez : « Je ne sens rien, ça va. » Vous n’avez qu’une envie : que ça finisse, que vous puissiez enfin sortir de cette espèce de tunnel où vous avez été forcé de vous engouffrer. Vous n’avez pas mal, certes, les seuls moments désagréables de l’intervention proviennent des vibrations de vous ne savez quelle machine, pour le déclenchement de laquelle Hippocrate a demandé « du courant » à l’infirmière debout à votre droite - et vous avez vu aussitôt se lever sa main armée d’une télécommande. L’opération dure moins d’une demi-heure. Hippocrate se redresse, vous signale : « J’ai bourré la plaie d’antalgiques. » Il n’est pas sûr que votre : « Merci » résonne très chaleureusement, mais vous le prononcez, comme il se doit. En vérité, vous ne craignez pas de souffrir outre mesure, d’abord parce que  vous vous êtes procuré l’essentiel de l’arsenal pharmaceutique prescrit par l’anesthésiste,  ensuite parce qu’il vous paraît naturel que le retrait d’un corps étranger s’accompagne de suites opératoires moins douloureuses que son insertion dans la chair vive : deux freins propres à tempérer votre gratitude, outre la rancune qui, sans que vous en ayez encore clairement conscience, commence à s’enraciner en vous.

    Les infirmières savent-elles qu’il a des torts envers vous ? Ont-elles eu l’occasion de vérifier qu’il ne refuse jamais ? Lorsqu’il s’agit de vous transférer de la table d’opération à votre lit, celle qui veille sur vous interpelle : « Docteur Hippocrate ? Un coup de main ? » Il empoigne les draps à vos pieds pendant qu’elle vous demande de lever la tête pour se dispenser de rabaisser le haut du lit.


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